Entretien avec Jacques Ferrandez.

Le 10 Novembre 2015, à l’occasion de la sortie du deuxième tome de Frères de terroirs aux éditions Rue de Sèvres, nous avions la joie de recevoir un grand auteur de bande dessinée à la librairie Cadran Lunaire : Jacques Ferrandez. C’est devant un public nombreux que ce dernier a accepté de répondre à nos questions. C’est la transcription de cet entretien, au plus proche du ton de la discussion, que nous vous proposons aujourd’hui.

Nous tenons à remercier l’ensemble de l’équipe des éditions Rue de Sèvres de nous avoir permis de mettre en place cet événement.

Bien entendu, tout ceci n’aurait pas été possible sans l’approbation, la gentillesse et l’investissement de Jacques Ferrandez.



 





Pour commencer, peut-être présenter un des autres acteurs de cette nouvelle proposition : Yves Camdeborde, ainsi que le projet de Frères de terroirs ?

Ces deux albums sont nés d'une rencontre. Autrefois, la bande dessinée, c'était des séries et des personnages avant tout. Les auteurs étaient un peu obligés durant toute leur vie de raconter les aventures des personnages qu'ils avaient créés. Les auteurs étaient souvent dissimulés derrière leur série. J'ai eu la chance de commencer en 1978, dans le numéro 4 de la revue (A Suivre) à ses débuts. (A suivre) se manifestait à l'époque comme une revue qui mettait en valeur le travail des auteurs pour pouvoir ensuite les publier en albums. C'était l'époque des Tardi, Pratt, Auclair… qui ont marqué un tournant dans cette histoire de la bande dessinée. Cela faisait suite à la période Pilote où brusquement la bande dessinée a développé un éventail d'expressions, de styles, de manières de raconter, de sujets très diversifiés. J'ai vraiment bénéficié de cela. J'ai commencé très jeune et j'ai toujours aimé cette façon de se déterminer dans son travail en fonction du moment ou de rencontres. Pour commencer par la fin, ces deux albums sont venus du fait que je connaissais Yves Camdeborde de réputation, mais je n'avais jamais eu le plaisir de venir dîner, ou déjeuner, dans son restaurant. Quand Yves Camdeborde est sorti des grands maisons où il a été formé, il a monté un restaurant à Paris, La régalade, en 1992. Là, il a défendu ce que l'on a appelé à l'époque «la bistronomie». La formule a été inventée pour lui, un chef qui a été formé dans les trois étoiles Michelin (Le Crillon, le Ritz…) et qui a envie de faire une cuisine, avec tout son acquis, mais une cuisine de bistrot, plus conviviale. Ce personnage me plaisait beaucoup. On a eu l'occasion de se rencontrer et il m'a dit avoir envie de faire une bande dessinée. Il avait fait 3 ou 4 saisons de l'émission «Masterchef» et il avait envie de sortir de cette image. C'est quelque chose qui lui a été profitable, dans le sens où il a pu y valoriser son métier. Mais, dans ces émissions très scénarisées, il n'avait pas la possibilité de parler de tous ceux qui, en amont, constituent sa «chaîne alimentaire», et sans lesquels on ne peut pas faire de la bonne cuisine. L'idée, c'est de remonter cette chaîne et d'aller se balader un petit peu partout à la rencontre des producteurs. Le projet s'est très vite mis en place. Il se trouve que la plupart des vignerons qui sont à sa carte, au Comptoir Odéon, sont des gens que je connais, que je fréquente depuis un certain temps, une sorte de confraternité de vignerons autour de ce que l'on appelle aujourd'hui les «vins nature». Des producteurs qui veulent tout simplement travailler proprement. Cela me plaisait beaucoup d'aller à leur rencontre d'autant que ce sont de vrais personnages, des gens passionnés par leur travail, qui ont une vraie croyance en la transmission. Tout cela n'est pas très éloigné de mon métier. On a passé deux ans et demi à sillonner les régions. Il ne s'agissait pas d'un parcours exhaustif, mais d'aller voir des gens avec qui Yves travaillait particulièrement. Je partais en reportage avec lui, et cela m'a permis d'apprendre énormément de choses sur tous ces métiers qui sont plutôt méconnus. 



Comment avez-vous procédé pour mettre en images, en scènes, ces histoires : avez-vous effectué des croquis sur place ou avez-vous reconstitué les situations après coup dans votre atelier ?

La référence dans le domaine, c'est Etienne Davodeau avec Les ignorants. Lui, c'était plutôt un échange de savoirs entre un vigneron et un auteur de bande dessinée. Un véritable travail d'immersion. Lui n'avait pas d'enregistreur, de caméra. Il prenait de temps en temps des photos quand il s'agissait de dessiner un tracteur, ou un pressoir, un truc comme ça, mais le fait de devoir travailler dans la vigne fait que c'est le soir qu'il notait ce qu'il avait vu. Moi, c'était quelque chose de différent. J'avais beaucoup moins de temps avec les producteurs, avec des métiers très différents (coutelier, maraîchers, ostréiculteurs…). Il a donc fallu à chaque fois essayer de retranscrire ce que les gens m'ont dit de façon très précise, j'ai fait une sorte de reportage. Yves connaissait déjà ce que les personnes avaient à dire. Donc, c'est plutôt moi qui posais les questions. C'était très difficile, dans un laps de temps assez court, de tenir un carnet de notes ou de croquis. J'ai pas mal laissé tourner l’enregistreur. L'idée c'est que, comme on était dans le réel, il s'agissait pour moi de me servir de ce que j'avais vu, entendu, pour le retranscrire sous forme d'histoires. Il y a des chapitres qui font deux pages, d’autres dix ou plus. Cette matière issue de ces rencontres, on l'a aussi utilisée à travers une application qui permet d'avoir une espèce de bonus avec plein de petits films, de montages, ainsi que des recettes de Yves Camdeborde. Ces dernières sont illustrées par des dessins montés sous forme d'animation. Avec le tome 1, on s'est rendu compte que les gens qui lisent le livre ne sont pas nécessairement intéressés par le numérique. On a à peu près seulement 5 à 10% des lecteurs du livre qui sont allés voir le site. Mais, pour moi, il était important aussi de montrer que ceux qui sont dans l'album sont de vrais gens, que l'on a vraiment rencontrés et que des éléments de dialogues des petits films se retrouvent tels quels dans la bande dessinée. Pour résumer : je suis un peu parti comme un reporter qui contrairement à Davodeau, n'apparaît pas à l'image…



Justement, la grande surprise par rapport au travail de Davodeau ou d'autres (Fred Bernard avec son grand-père , Blain avec Passard…), c'est qu'on ne te voit pas représenté dans la bande dessinée.

Dans les petits films, je n'apparais pas d'avantage, mais on m'entend. Souvent, c'est moi qui pose les questions. Il y a toute une tendance, à laquelle je n'appartiens pas, d'autobiographie en bande dessinée, c'est à dire des gens qui se mettent en scène dans leur album. Or, je me disais qu'il n'était pas nécessaire que je sois à l'image. D'autant plus qu'il y a déjà énormément de personnages. Pour Davodeau, c'était cohérent avec son sujet. C'est la relation de ce duo qui fait son livre.
J'ai appris beaucoup de choses, et j'étais soucieux de les transmettre à mon tour, parce qu'il y a un véritable discours dans tout ça: tous les gens que l'on a rencontré respectent les sols, les produits.


Je reviens à Arrière-Pays qui était déjà un album reportage, mais qui s'inscrivait dans de la fiction. Comment avais-tu procédé à l'époque ? Était-ce une œuvre «d'imagination» ou déjà un reportage à la manière de Frères de Terroirs ?

C'est un album que j'ai fait pour (A suivre) en 1980/81, et pour lequel j'ai procédé totalement de la même manière : en allant sur place. J'étais étudiant aux Beaux-Arts à Nice, et il y avait beaucoup de matériel, notamment audiovisuel. Je m'étais baladé avec tout ça pour récolter «la matière première» de ce milieu rural en Haute-Provence que je connaissais. J'avais eu envie de raconter cet arrière pays qui est très différent de la Côte-d'Azur. Il suffit de faire quelques kilomètres à l'intérieur pour être dans un autre monde. Je voulais pouvoir raconter ça sans héros récurrents, ni poursuites ou bagarres. Juste le réel. Je travaillais déjà de la même façon qu'aujourd'hui. 



Le terme d'artisan est un mot que je revendique plutôt qu'artiste. A l'époque j'étais aux Beaux-Arts à Nice, la Villa Arson. Je ne savais qu'une chose quand je suis rentré dans cette école, c'est que je voulais dessiner. Or, c'était une époque où on n'enseignait plus tellement le dessin. On était dans une période qui privilégiait le discours sur la pratique. Moi, je m'inscris dans une tradition de narration par le dessin. Et cela demande du temps, de la constance, de se mettre tous les jours à sa table. Je me sens très proche de l'artisan. Le matin, je regarde ce que j'ai effectué la veille pour savoir s'il n'y a pas des retouches à faire, comme un artisan, un ébéniste, quelqu'un qui part d'une matière inerte, brute pour lui donner forme, en aboutir à quelque chose d'autre. Je suis dans cette démarche-là.

Aujourd'hui, durant la phase finale de mon travail, je retouche mes dessins, je les remets en forme, je cherche la meilleure harmonie et c'est très facile désormais avec les outils numériques. Par exemple, avec Photoshop, on peut retoucher un ciel, alors qu'avant il fallait tout recommencer car l'aquarelle, ça ne pardonne pas. On peut se permettre un certain nombre de choses car c'est du dessin qui est destiné à être publié. En cela, je ne suis pas très différent des artisans que l'on décrit dans ce livre. L'idée n'est pas de faire un travail à l'ancienne du type «c'était mieux avant». Dire c'était mieux avant, c'est dire que l'on n'a pas fait notre boulot. Ça veut dire qu'on n'a pas transmis. On est avec des gens qui vivent dans la modernité, qui s'emploient dans le futur. Par exemple, le premier chapitre du numéro 2, c'est Antoine Arena qui est un vigneron Corse, et qui râle de voir des gens du village revenir l'été et s'habiller comme autrefois, reconstituer l'air de battage, faire des fêtes folkloriques... Il dit que l'on ne le verra pas dans ces événements-là. S'il a voulu être vigneron, ce n'est pas pour faire comme son grand-père, mais pour viser une excellence. 






Il y a une particularité dans tes albums, qui est l'utilisation de doubles pages, ainsi que de «fonds». Travailles-tu toujours par doubles pages ou les remontes-tu par la suite ?
C'est une idée que j'avais déjà depuis longtemps. Dès le premier Carnets d'Orient dans (A suivre), je voulais utiliser cette double page pour rendre compte du paysage. A l'époque, on m'avait dit que c'était impossible dans la revue car on ne peut pas assurer que les deux pages tombent en face, en fonction du rédactionnel. Quand la revue s'est arrêtée, et donc la prépublication, j'ai reproposé cette idée. Je voulais tenter le coup. Je ne l'ai pas fait systématiquement au début, mais il y a tout de même beaucoup de séquences où j'utilise ces double pages afin de «planter le décor». Cette utilisation permet à chaque fois d'aider le lecteur à rentrer dans le récit par l'image. Quand il s'est agi de travailler sur les régions avec Frères de terroirs, je me suis dit qu'il était évident que j'allais pouvoir développer ces pages pour rendre compte du paysage, de la végétation, du climat, du terroir… Cela fait un peu partie maintenant de ma marque de fabrique. Sur un plan technique, à l'époque, avant le numérique, il s'agissait d'un travail direct : un grand décor sur lequel je viens ensuite superposer mes vignettes qui sont réalisées à part. Avec le numérique, je fais scanner tout cela par mon éditeur, puis je réalise le montage sur écran. Je peux désormais repositionner les éléments à souhait. Quand j'expose les originaux de ce travail avec Yves Camdeborde, on a le fond d'aquarelle séparé de la partie bande dessinée.



Le premier tome de Frères de terroirs s'ouvre sur une scène dans laquelle un contrôleur SNCF est un petit peu «moqué» par Yves Camdeborde. Pourquoi avoir ouvert l'album avec cette séquence ?

Cela fait un peu potache. Mais c'est ce côté pieds nickelés d'Yves Camdeborde et ses copains, Thierry Breton et Rodolphe Paquin. On partait visiter un domaine truffier dans les Côtes-du-Rhône. On était tous dans le train à 7 heures 30 du matin, et ça a commencé à saucissonner, à sortir le vin blanc, le foie gras… le contrôleur regardait tout cela d'un air suspicieux! Yves avait perdu ses billets, en avait racheté mais voulait tester le contrôleur en lui demandant comment ça se passait lorsqu'on avait perdu ses billets. Il y avait un petit sketch à ce moment là, que j'avais envie de retranscrire. C'était une petite anecdote, mais elle donnait un peu le ton, une façon de rentrer dans cette histoire de copains, un peu potaches, qui vont faire la fête. Je trouve ça très touchant cette histoire de fidélité de la part de Yves Camdeborde avec les gens avec qui il travaille depuis longtemps. Il y a un rapport de fraternité entre ces gens-là, une forme de solidarité, de fidélité que j'ai beaucoup apprécié. On s'est de même retrouvé, pour le tome 1, dans le Beaujolais chez Marcel Lapierre, qui est mort en 2010, mais dont le fils a repris le domaine. Ils m'ont raconté cette histoire : Marcel était très malade et Marie Lapierre, sa femme, a appelé ses amis en leur disant : « si vous voulez venir, c'est maintenant » car c'était sans doute la dernière fois. Ils sont venus en apportant chacun des choses à manger, à cuisiner. Marcel était habillé «comme un prince» me dit Yves et ils ont réalisé en quelque sorte son repas du condamné. Depuis, chaque année, ils se retrouvent tous là-bas pour faire une sorte de «repas hommage». Je trouve cela superbe: les gens partent, mais continuent d’exister dans le souvenir des autres et surtout à travers la pérennité du travail. On est dans la transmission, dans quelque chose qui ne meurt pas.

Ce désir de transmission, on le retrouve dans ton travail sur les Carnets d'Orient...

Je n'ai pas connu l'Algérie enfant, j'étais bébé lorsque mes parents ont quitté le pays. Je n'ai pas de souvenir de l'Algérie, c'est d'ailleurs peut être cela qui m'a permis d'en parler. Je vois beaucoup de gens qui ont été fracturés par cette histoire là, des traumatismes à vie. Des gens que l'on a poussé à partir, avec deux valises. Mes parents, eux, ont décidé de partir de leur plein gré avant 1962. J'ai pu mener mon travail plus sereinement en essayant de comprendre cette histoire à travers les individus. Je suis en train de travailler sur un autre texte de Camus, Le Premier Homme. Toute cette histoire est contenue dans ce texte magnifique. Ce sentiment très fort d'appartenance à un pays et cette idée de devoir peut-être un jour le quitter. Je me suis peut-être capable de traiter cette question parce que je n'ai pas cette blessure profonde et intime. Mais plutôt une vision par procuration. 

Pour les Carnets d'Orient, sur lesquels j'ai passé presque vingt ans (le premier tome est sorti en 1987, le dernier en 2009), je n'avais pas comme idée de faire cette saga en dix tomes. Je voulais faire un album, peut-être deux, mais au départ, je n'avais pas envie d'aborder la guerre d'Algérie. J'avais le désir de parler de l'entreprise coloniale à travers l'image qui en a été donnée par les peintres voyageurs. Les peintres ont été des vecteurs de cette machine coloniale malgré eux. Cette imagerie qu'ils proposaient correspondait à un Orient rêvé. C'est cela qui m'intéressait au départ. J'y ai travaillé comme un feuilletoniste. En fin de compte, à chaque fois que je terminais un album, je ne savais pas du tout ce que j'allais faire dans le suivant. L'idée était de voir à chaque fois comment mes personnages allaient se comporter face aux événements. Je peux vous annoncer que nous ne sommes pas arrivés au bout. J'en ai parlé aux éditions Casterman: je vais reprendre les personnages pour les amener sur une période plus récente. Je pense au moins aller jusqu'aux années 90. 
J'ai envie de commencer de nos jours, avec un système d'aller et retour entre maintenant et avant. Mais tout ceci n'est pas encore totalement mûr dans mon esprit. 





Peux-tu nous parler de cette volonté qui est la tienne d'adapter des romans en bande dessinée ?

Quand un texte de Pagnol ou de Camus m'intéresse, j'ai envie de l'adapter, de le partager, de le transmettre avec mes moyens. Je suis dessinateur de bande dessinée, et cela me permet de situer le texte dans un lieu et un temps. Par exemple, dans L'Étranger, je peux restituer l'Alger des années 30 en essayant de coller au plus près des documents d'époque. Pour L'Hôte qui est le premier texte de Camus que je souhaitais adapter, le paysage me parlait beaucoup. Il faut pour passer un an sur un projet, être en parfaite adhésion avec une œuvre. 






Le lien avec des auteurs de polar (Raynal, Pouy, Benaquista, Attia) vient de tes goûts personnels ou de rencontres tout au long de ton parcours ?

Avant Arrière-Pays, j'avais travaillé avec le scénariste Rodolphe qui voulait me faire travailler dans un style polar plutôt années 50, à la manière de E.P. Jacobs. Ayant fait un album tendance polar, j'ai, à l'époque, été beaucoup invité dans les festivals de littérature policière. Je connaissais aussi Patrick Raynal. Par son intermédiaire, j'ai rencontré Daniel Pennac, autour de qui émergeaient un certain nombre de jeunes auteurs dont Tonino Benaquista… Les choses se font faites assez naturellement. J'aime le polar parce que dans la narration il y a quelque chose qui se rapproche de la bande dessinée : donner envie, à la fin de la double page, de la tourner. On peut parler d'une sorte d'école de narration. C'est toujours le goût du récit qui prime, l'envie de raconter des choses. Vous savez lorsque Yves Camdeborde fait un plat, lui aussi une raconte une histoire. 

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