Quelques questions à Nicolas Dumontheuil concernant un des albums essentiels de l'année 2013: La colonne.



Quelques questions à Nicolas Dumontheuil concernant un des albums essentiels de l'année 2013: La colonne.


La sortie de La Colonne – dont nous disons le plus grand bien ici et dans le magasine Page - est indéniablement un de nos plus grands plaisirs de lecteur de cette année 2013. L'album est riche, autant graphiquement que narrativement et marque le retour d'un auteur de tout premier ordre dans le monde de la bande dessinée : Nicolas Dumontheuil. Très vite est née l'idée de lui poser quelques questions afin d'offrir quelques clés supplémentaires pour la lecture de son travail.

L'auteur s'est prêté à ce petit questionnaire avec sérieux et générosité. A la lecture de ses passionnantes réponses, j'ai retrouvé la joie que j'éprouvais enfant à la lecture des entretiens de Franquin dans Et Franquin créa Lagaffe ou de ceux des cahiers de la BD. Tous nos remerciements à lui donc, ainsi qu'à Evelyne Colas de chez Futuropolis qui a rendu tout cela possible.

Voici donc cet entretien qui vous donnera encore plus envie de découvrir La colonne, ainsi que l'ensemble de l’œuvre passionnante de cet auteur majeur.

 
5 questions à Nicolas Dumontheuil.



°De 2007 à 2010, vous avez publié 6 albums de bandes dessinées (3 tomes de Big Foot suivis de 3 tomes du Landais volant)- soit un rythme très soutenu. Puis, plus rien jusqu'en 2013 et ce nouvel album, La colonne. Cette courte absence est-elle à imputer à cette période très intensive qui l'a précédée et à la nécessité de se ressourcer ou est-elle reliée à la complexité du travail à fournir (travail avec un scénariste, références historiques à intégrer, mise en couleur par vos soins...) ?

J'ai enchaîné les Big foot et les Landais volant assez vite, c'est vrai. Ces projets me plaisaient beaucoup, je me sentais porté, je les ai réalisés avec beaucoup de plaisir, et dans un état assez spécial où une intense concentration et une relative décontraction se conjuguaient. Je pensais avoir acquis une certaine expérience qui m'assurerait un genre de "confort", plutôt une aisance dans le travail à l'avenir, et puis patatras: tout a dégringolé quand j'ai dû commencer à dessiner La colonne. Ça ne marchait plus, je n'arrivais plus à dessiner. Ce que je faisais ne me satisfaisait plus.
J'ai ainsi eu une panne qui a duré douloureusement un an et demi, sans que je puisse l'expliquer.
Je pense que c'est parce que pour la première fois je n'étais pas l'auteur du scénar, et mon rôle étant uniquement de dessiner, une certaine pression s'est exercée sur moi. Il fallait que le dessin soit sans défaut. Or, qu'est-ce que cela veut dire au juste?
Mon dessin a toujours été au service d'une histoire, je privilégie l'énergie et l'expressivité, et laisse passer de nombreuses maladresses qui ne me paraissaient pas graves auparavant.
Il a fallu du temps pour qu'un certain naturel revienne, au détriment de la perfection.
Résultat : pas de révolution dans mon dessin, j'ai juste enfin retrouvé ce qui le caractérise: cette expressivité, un côté vivant...



°La grande réussite de La colonne vient, à mon avis, du fait que vous avez réussi à conserver tout ce qui fait l'originalité de votre travail, alors que vous vous confrontiez au scénario d'un autre auteur (Christophe Dabitch). La précision historique incontestable et sans cesse accompagnée de décalages, d'humour, d'éléments grotesques, de rythme qui ne cessent d'enrichir l'histoire (la visite au Directeur des affaires d'Afrique est à ce point exemplaire de l'esprit de la colonne chevauchant un zèbre au moindre détail du décor). Pouvez-vous nous dire comment vous avez réussi ce tour de force? Avez-vous rajouté de votre propre chef votre « touche » au scénario écrit préalablement par Dabitch ou chaque case a-t-elle nécessité des débats entre vous?

Christophe Dabitch avait écrit un scénario assez sérieux, en phase avec le côté dramatique du thème et de l'histoire. Mais il était entendu entre nous que je resterais dans ce que j'aime faire, et que je tirerais l'histoire vers le comique, du moins vers quelque chose de plus ironique, drôle et désespéré, une pantalonnade militaire grotesque, avec des aspects outranciers et surréalistes. 

J'ai donc procédé à quelques changements , j'ai réécrit des textes, rajouté ou rallongé des séquences (dont la visite chez le ministre, entre autres) , changé le ton général. Le texte original de Christophe s'y prêtait, il s'y attendait. Il a approuvé la nouvelle mouture, et en avant, il fallait s'y coller.
Ce ton plus humoristique est important pour moi: plus on rit à un moment, plus l'aspect dramatique de la séquence qui suit sera fort, par contraste. Je crois à ça. Et puis un ton sérieux aurait nécessité un dessin réaliste, et cela ne m'intéresse pas de travailler dans ce sens-là.
J'ai aussi pensé en faisant ces transformations à des films comme Coup de torchon, La victoire en chantant ou Docteur Folamour, qui sont tous des comédies, tout en racontant des histoires qui font froid dans le dos. C'est donc possible...


° La colonne s'inspire de faits authentiques : l'expédition française au Tchad qui se transforme progressivement en machine à massacre. Connaissiez-vous préalablement cette terrifiante page de l'histoire de l'armée française? Avez-vous attaché une large place à la recherche documentaire afin d'être au plus près d'une réalité ou le fait que le narrateur soit l'esprit de la colonne permettait une plus grande liberté dans la représentation? J'ajoute que ce qui distingue La Colonne de bon nombre d'autres parutions «historiques » est que votre album narre des faits précis mais conduit également à une réflexion sur ces faits (la place du tirailleur Souley en est un élément fort).

Je crois que c'est Christophe qui a entendu parler de cette histoire en premier.
Cela a demandé beaucoup de documentation, bien sûr, surtout pour l'écriture. Si cette épisode est peu connu, il y a beaucoup de documents écrits le relatant, plus que de doc visuels. J'en ai quand même trouvé pour m'aider à le dessiner.
On colle aux grandes lignes de cette histoire, mais on prend aussi des liberté avec, et notamment celle de suggérer certaines hypothèses, ou de poser les choses de telle façon qu'il y ait matière à s'interroger. Par le biais de la voix off, qui est celle de l'esprit de la colonne, ou en changeant les points de vue, que ce soit celui de Souley le tirailleur ou des autres protagonistes.
Christophe est aussi journaliste, et cette manière d'aborder l'histoire, la grande et le petite, lui est assez naturelle je crois, ou en tous cas il y tient.


°La mise en couleur de vos albums a été un élément fort dans la découverte de vos albums. La lecture de Qui a tué l'Idiot dans le journal (A suivre) en 1995 révélait à la fois un sens du récit mais également une utilisation originale de la couleur. Lors de vos albums précédents, la mise en couleur n'était plus réalisée par vos soins et votre trait -notamment sur l'indispensable Big Foot- s'était fait plus nerveux, plus libre, plus proche d'une écriture. Aujourd'hui, vous revenez à votre propre mise en couleur et on y sent une véritable jubilation. Pouvez-vous nous préciser ce qui vous dirige dans le choix de réaliser (ou non) votre mise en couleurs, et ce que ces différents choix induisent dans la forme de vos albums?

Quand j'ai abandonné la couleur directe, c'était pour mieux retrouver mon dessin, le trait, le choix graphique, l'incision du papier, choses que j'avais évitées jusque là par mes badigeonnages colorés, qui estompent le trait. 
J'avais envie de me coller à cela: un dessin qui marche, qui soit clair sans la couleur, que la couleur vient seulement renforcer. Ça m'a permis aussi une certaine liberté et spontanéité dans le trait: en N&B, si on se plante on peut "blanquotter", masquer l'erreur. 
Je "jetais" donc mon dessin sur un crayonné très succinct, et corrigeais les erreurs au blanc. Big foot a été fait comme ça, très balancé.
Pour La colonne, j'avais envie de retrouver mes couleurs, mais de manière plus simple, et de telle façon que le trait soit toujours en avant, pas question de flanquer une ombre forte pour endormir une partie du dessin ou du graphisme.
ET puis j'avais envie de me coltiner aux couleurs de l'Afrique, ces lumières, ces ciels "jaunes"...

°La colonne, si je ne me trompe pas, est votre quinzième album en vingt ans. La joie que procure le suivi de votre carrière vient principalement -en plus de la qualité constante de vos albums- du fait que vous semblez sans cesse explorer de nouvelles voix graphiques et narratives. Il y a un « ton Dumontheuil » mais chaque proposition semble guidée par de nouvelles envies de votre part. Votre oeuvre peut rejoindre à la fois des auteurs qui vous sont contemporains (David B, Blain...), des auteurs qui vous ont précédés (Tardi...) que des classiques de la bande dessinée (Morris...)... Pouvez-vous nous parler de quelques uns de vos grands souvenirs de lecteur ?

Il est difficile de parler d'influences, même si elles sont forcément nombreuses, car je n'y pense pas en dessinant.
Ici même de Tardi et Forest a été une claque, (j'aime beaucoup Forest), Lucky Luke est un truc mystérieux que j'aime toujours autant (ah, ce dessin radin et généreux à la fois de Morris!), de Crécy, Blutch, Prudhomme, et j'aime beaucoup Tintin.
Tintin raconte des histoires de course au trésor pour boy scout dont on se fout, mais en fait, il y a comme une sous couche subliminale qui parle de tout autre chose et où grouillent les tourments et turpitudes de l'âme humaine. C'est pourquoi je peux le relire indéfiniment sans m'ennuyer...
Sinon, pour mes dernières BD, je regarde beaucoup Bofa et surtout Georges Grosz.


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