L'hiver du dessinateur de Paco Roca, éditions Rackham, 2012.

L'hiver du dessinateur de Paco Roca, éditions Rackham, 2012.
ou pourquoi il y aura encore une bande dessinée espagnole dans ma sélection des meilleurs titres de 2012.


Lorsqu'on lit beaucoup de bandes dessinées et, qu'en l'occurrence, on en vend, on est heureux de lire régulièrement de bons albums : bel objet, graphisme intéressant, scénario construit. Tout pour faire un bel album que l'on a envie de défendre, de conseiller. Et puis, beaucoup plus rarement, on a un album qui nous bouleverse, qui s'impose à nous ... où on ne se demande plus du tout si c'est un album de qualité. Il est devenu notre album, et de ce fait nous accompagnera au moins toute l'année en cours. Pour être tout à fait honnête, de tels albums, on en a 3 à 5 par an ... rarement plus. Et, en même temps, ces albums ne sont pas «bons», ce sont des albums importants.
La difficulté de ces albums, c'est qu'ils ne sont pas forcément «conseillables», tant on entretient avec eux un rapport intime. Parfois, la magie tient de ce que les gens en ressortent aussi bouleversés que soi.
L'hiver du dessinateur est de ces albums-là.
Il s'agit d'abord de l'album d'un auteur passionné par l'histoire de ses aînés dessinateurs. En effet, Paco Roca, né en 1969, n'a pas connu directement la période dont il parle car les événements narrés ici se sont déroulés principalement entre 1957 et 1959.
En 1957, les dessinateurs vedettes de la revue l' Editorial Bruguera, le plus important éditeur de bandes dessinées d' Espagne, décident de quitter cette maison d’édition afin de fonder une revue autogérée, Tio Vivo. « Nous avons constitué une coopérative artistique. Je ne sais pas si vous réalisez, mais nous avons créé le premier magazine fondé et dirigé par ses propres auteurs, une première dans le pays et peut-être dans le monde ».
En 1959, ces mêmes auteurs, confrontés à l'échec de leur entreprise, notamment du fait de leur dépendance à une distribution en kiosque sur laquelle Bruguera a la main-mise, reviennent signer chez leur premier employeur, et censeur d'hier.
L'album alterne ainsi entre épisodes marqués par l'enthousiasme des auteurs qui veulent prendre leur destin en main, et épisodes où les auteurs sont dans l'obligation de réintégrer un système dans lequel ils ne sont qu'exécutants, où les travaux sont régulièrement corrigés par le crayon rouge de la rédaction éditoriale.
Pour autant, aucun manichéisme ici. Le « crayon rouge » en question est tenu par Rafael González. De prime abord, il est un rédacteur impitoyable envers ses employés, mais très vite, on se rend compte qu'il s'agit sans doute du personnage le plus déchirant de cet album. Malgré toutes les mesures qu'il prend pour tenir d'une main de fer son journal, parfois la cuirasse craquelle et laisse entrevoir un personnage brisé, écartelé entre son « devoir » et ses aspirations passées. A un auteur qui veut abandonner l'écriture afin de se consacrer uniquement au travail de rédaction, il répond « Vous avez du talent pour écrire (…) Songez à ce que vous voulez faire de votre vie (…) Pensez-y bien avant de devenir un pauvre type ». On imagine alors qu'il est lui-même devenu ce pauvre type. L'émotion entourant ce personnage est amplifiée en lisant la petite notice biographique en fin d'album qui concerne Rafael González où l'on apprend que, journaliste, il fut « persécuté par le régime franquiste, il dut se réfugier en France. A son retour en Espagne, il vivota en exerçant toutes sortes de travaux (…) En 1946, il fut contacté par la famille Bruguera qui l'appela pour diriger la rédaction de la maison d'édition. ». Le voici implacable censeur, homme lui-même brisé par le régime franquiste et dont le portrait n'est finalement pas si éloigné des auteurs qu'il encadre. L'album est parsemé d'exemples de ce type, faits de complexité et d'émotion.
L'Espagne franquiste est le fond de cette histoire collective. Elle n'est pas traitée en tant que tel, mais se rappelle sans cesse à nous et aux acteurs de ce drame. Ainsi, au détour d'une planche, on entend un discours du général Franco, que l'auteur Joseo Escobar interrompt en disant « Dolors, tu peux éteindre la radio ? Du moins jusqu'à ce que le monde redevienne plus raisonnable. »
Un album touchant, enthousiasmant, drôle, véritable pièce d'orfèvre de ce premier trimestre.



Quelques autres grandes BD ayant pour toile de fond l'Espagne franquiste et qui sont parmi les meilleures BD de ces dernières années :
-L'art de voler, de Antonio Altarriba et Kim, Denoël Graphic, 2011.
-Paracuellos l'intégrale, de Carlos Gimenez, Fluide Glacial, 2009.
-Le piège, de Felipe H. Cava et Frederico Del Barrio, Actes Sud / L'an 2, 2008.




Commentaires

  1. On voulait vous féliciter pour votre billet, le meilleur en absolu que nous avons lu à propos du livre de Roca. Ça chauffe le coeur de l'éditeur. Merci,
    Rackham

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